La Turquie est devenue un acteur régional et international pragmatique, actif et opportuniste sur la scène moyen-orientale et en Asie Centrale. Ces caractéristiques de la politique étrangère turque permettent aujourd’hui de faire de la Turquie un pays-pivot dans ces régions dans un contexte marqué par l’exaspération des rivalités et des tensions sécuritaires et politiques et l’importance stratégique du transport énergétique.
- Les facteurs sous-jacents
La Turquie a noué, durant les dernières années, des alliances afin de lui permettre de jouer un rôle et de leadership stratégique et de défendre ses intérêts économiques et énergétiques au-delà d’une quelconque doctrine ou idéologie. Cette stratégie s’appuie sur la position géographique de dimension stratégique de ce pays (accès à la Méditerranée avec une profondeur stratégique vers le Caucase et l’Asie Centrale) qui lui permet de nouer des relations très fortes avec les grands acteurs régionaux, son identité religieuse musulmane (au-delà de sa culture turcophone), l’héritage symbolique et historique de l’Empire ottoman, ses capacités militaires non négligeables et ses performances économiques appuyées par une forte capacité d’exportation d’un large éventail de produits vers des pays voisins et lointains.
Cette évolution de l’action de la Turquie à l’étranger a été favorisée ces deux dernières années par les suites de la crise politique qui a secoué ce pays lors du coup d’état avorté contre le Président Erdogan dont l’image s’est détériorée à l’étranger en raison d’un certain regain d’intérêt pour l’«autoritarisme».
2. Les axes de la stratégie de la Turquie sur le plan régional et internationale
2.1. Les axes généraux
La stratégie turque qui reflète un opportunisme, un activisme et un pragmatisme se manifeste de la manière suivante :
- Établir des relations énergétiques avec les principaux pays producteurs de gaz naturel et de pétrole de la région en faisant valoir le débouché qu’elle représente des pipelines et gazoducs sur la Méditerranée ainsi que de vastes réseaux de transport en cultivant de grande ambitions pour faire de la Turquie un intermédiaire incontournable en matière de transport et d’exportation de l’énergie dans le monde.
- Tisser des liens étroits avec l’Iran, le Qatar et la Russie en exploitant les tensions qui se sont formées autour de ces pays (conflit syrien, rivalité de l’Iran avec Israël, l’encerclement du Qatar par les autres pays du Golfe, affaire Khashoggi).
- Étendre son influence sur le monde arabe en recourant à un discours anti-israélien tout en coopérant avec l’Iran pour aménager les préoccupations des populations chiites.
- S’ouvrir sur la Russie en tant que fournisseur d’armes en menaçant l’Occident d’un éventuel retrait de l’OTAN.
2.2. Les axes de la stratégie turque dans le domaine de l’énergie et du transport
La Turquie a noué une alliance avec l’Iran, le Qatar et la Russie. En fait, ce pays a exploité le rapprochement entre ces trois acteurs régionaux pour s’insérer dans les grands projets de la région sur le plan énergétique, militaire et économique. La concurrence dans la production et l’exportation de gaz naturel entre les États-Unis, la Russie et le Qatar a donné naissance à une coopération entre ces deux derniers pays qui vise les États-Unis, l’autre grand producteur. La Russie avec le développement des gisements de gaz naturel de Yamal, l’Iran avec les champs du Pars Sud et le Qatar qui possède 55% des réserves mondiales de gaz naturel sont devenus des alliés naturels. Le territoire turc offre un débouché vers la Méditerranée à travers le pipeline Bakou, Tbilissi, Ceyhan (BTC) et le gazoduc Trans-anatolien (TANAP) qui permet d’acheminer le gaz naturel de l’Azerbaïdjan vers la Turquie et l’Europe.
Ces opportunités énergétiques s’accompagnent d’une réelle volonté de la Turquie de veiller à sécuriser ces nouvelles infrastructures à travers l’installation d’une base militaire au Qatar.
Il y a eu également l’inauguration par le Président Erdogan de la voie ferrée Bakou-Tbilissi-Kars (BTK) en présence du Président azéri, Ilham Aliyev, du Premier Ministre géorgien, Giorgi Kvirikashvili, mais aussi des Premiers Ministres Kazakh, Bakhytzhan Sagintayev et Ouzbèque, Abdulla Aripov.
2.2. Les axes stratégiques et politiques bilatéraux et régionaux
Au-delà de ces vastes réseaux de transport et d’énergie, la Turquie à crée des axes de coopération spécifiques avec les principaux pays de la région comme l’Iran. Cette orientation reflète l’opportunisme stratégique de la Turquie puisque Téhéran est le principal adversaire des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite. Profitant du relatif isolement de ce pays du côté de l’Ouest, Ankara lui offre l’occasion de briser cet encerclement en profitant de son potentiel économique et de ses capacités de production d’énergie. Lors d’une récente visite en Iran, le Président Erdogan a annoncé que les échanges commerciaux entre les deux pays vont atteindre 30 milliards de dollars par an.
Ces liens économiques permettent à Ankara d’étendre son influence dans le monde arabe. D’une part, la Turquie et l’Iran collaborent dans le cadre du processus d’Astana en vue de trouver une solution au conflit syrien (les présidents Vladimir Poutine, Erdogan et Rouhani ont participé à un Sommet à Sotchi consacré à la Syrie) et d’autre part, Ankara contrôle l’une des deux fractions du Parti Démocratique du Kurdistan en Irak avec l’aide de Téhéran qui exerce son influence sur l’autre fraction.
Par ailleurs, le rôle dominant des Chiites en Irak permet à Ankara d’éviter toute résurgence de l’irrédentisme kurde en Turquie au même titre que l’Iran après que le Parti de l’Union Démocratique kurde (PYD) ait pris une certaine importance en Syrie.
L’alliance entre la Turquie et l’Iran permet à Ankara de former un axe politique, sécuritaire et économique qui sera incontournable pour les puissances mondiales dans les années à venir. Bien que des divergences existent entre les deux pays sur certaines questions, cet axe néanmoins « gagnant-gagnant » à long terme pour les deux pays.
De plus, la Turquie cherche à étendre son influence sur les populations sunnites dans l’ensemble du monde arabe avec l’aide du Qatar alors que l’Iran exerce son influence uniquement sur les populations chiites. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Qatar a subi une manœuvre d’encerclement de la part de l’Arabie Saoudite soutenue par les autres pays du Golfe. L’enjeu principal de cette lutte stratégique entre la Turquie et l’Arabie Saoudite est d’acquérir une position de leadership dans la vaste coalition militaro-stratégique qui semble se former dans la région et au sein de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI).
L’atout principal d’Ankara est l’association de l’Iran à une coalition contre Israël. Ankara a qualifié Israël d’« État terroriste», un discours qui fait écho chez l’opinion publique dans les pays arabes et musulmans.
En revanche, l’Arabie Saoudite considère l’Iran comme son principal adversaire stratégique et son projet de former une coalition militaire de pays arabes à l’image de l’OTAN manque d’atouts comparables à ceux de la Turquie d’autant plus que Riyad est enlisé dans une guerre au Yémen menée au nom de sa lutte contre le Chiisme et qu’elle se rapproche, contrairement à Ankara, de l’Etat hébreu. Les déclarations du Président truque sur l’affaire Khashoggi trouvent alors tout leur sens.
La Turquie a également exploité la décision de Washington sur le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem qui a entrainé une crise internationale. Erdogan a déclaré que cette crise s’insère dans une vaste politique anti-musulmane. Par conséquent, les questions de Palestine et de Jérusalem deviennent des préoccupations islamiques et pas uniquement arabes avec la multiplication des déclarations et des initiatives turques sur la scène régionale et internationale.
La Turquie a également exploité à merveille la crise internationale qui s’est déclenchée autour de l’affaire Khachoggi afin de renforcer les axes cités.
Grâce à plusieurs déclarations du Président Erdogan, la Turquie s’est placée au devant de la scène internationale en se présentant comme un enquêteur honnête et actif sur un crime «crapuleux» commis sur son territoire choquant le monde entier et jetant l’opprobre sur la famille royale saoudienne. L’une des dividendes que la Turquie souhaite engranger est l’affaiblissement de l’Arabie Saoudite sur le plan régional, un objectif qui permet de renforcer les ambitions turques dans le monde arabe et musulman.
- La réaction des acteurs régionaux et internationaux
Les axes liant la Turquie avec l’Iran et la Russie ont fait l’objet d’une inquiétude montante de certains pays comme l’Arabie Saoudite qui regarde d’un œil méfiant les succès politiques même éphémères de la Turquie dans certains pays arabes comme Égypte qui a connu une brève résurgence politique des Frères Musulmans grâce notamment au soutien Turc et Qatari.
Pour faire face aux manœuvres de grande envergue d’Ankara, les États-Unis ne possèdent pas une vision cohérente. Depuis leur erreur stratégique en Irak qui a permis à l’Iran d’étendre son influence sur les Chiites qui contrôlent aujourd’hui ce pays, Washington ne semble pas avoir une stratégie constructive et efficace concernant les populations chiites au Moyen Orient, ce qui ouvre la voie à une influence grandissante de Téhéran sur ces populations.
Par ailleurs, l’initiative de l’administration Trump dite « Deal du Siècle » (non encore annoncée officiellement) et visant à résoudre le conflit israélo-palestinien semble aller dans le sens d’une satisfaction des politiques israéliennes dans les territoires occupés palestiniens, ce qui est de nature a aliéner davantage les opinions publiques arabe et musulmane.
Les États-Unis n’ont qu’une politique alignée sur celle de l’Arabie Saoudite et d’Israël qui vise à faire face à la présence iranienne en Syrie. Cette évolution intervient dans un contexte marqué par la détérioration des relations entre Washington et Ankara après la détention du Pasteur Andrew Brunson en Turquie. Les Etats-Unis ont imposé alors des sanctions contre de puissants ministres turques dont Abdulhamit Gül qui est à la tête du parti au pouvoir Justice et Développement (AKP).
La Turquie a également résisté aux sanctions que l’Administration Trump souhaite imposer contre l’Iran. Le Secrétaire adjoint au Trésor, Marshall Billingslea, s’est déplacé en Turquie pour convaincre ce pays de rejoindre ce système de sanctions. Mais Ankara n’est pas encline à coopérer sur ce terrain et tente d’écarter les États-Unis de la Syrie en critiquant violemment les livraisons d’armes américaines aux Kurdes dans ce pays.
Profitant de certaines difficultés financières en Turquie, la Russie s’est rapprochée de ce pays afin de soulager la pression qu’exercent les États-Unis sur elle à travers tout un système de sanctions. La Turquie peut être un allié précieux pour Moscou en tant que pays OTAN situé aux portes de l’Europe. Suite à cette évolution, le Président Trump a signé une loi empêchant le transfert de l’avion de troisième génération F-35 à la Turquie. En réaction, Ankara a accéléré le processus d’achat des missiles antiaériens russes S-400.
Conclusion
Les éléments identifiés confirment ces nouveaux traits caractéristiques de la politique extérieure turque que sont l’opportunisme stratégique et économique et le pragmatisme dans la conduite de l’action diplomatique à l’échelle régionale et internationale qui sont dictés par les fortes tensions et les rivalités qui se dessinent dans les régions du Moyen Orient, de l’Asie Centrale et en Eurasie (Europe-Russie) et les liens énergétiques qui se tissent entre les producteurs et les consommateurs d’énergie dans ces régions.
Pallas (Πάλλας)
En exclusivité pour Strategika51.org
6 thoughts on “La Turquie : le Janus du Proche-Orient”
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Cher(e)s Vous,
En attendant, derrière tous ces écrans de fumée, les vautours ont toujours des nids dans le pays et ne sont pas prêts à les quitter.
La Turquie reste le marche pied des Ops au MO et à mon très humble avis, pour un bout de temps.
https://www.aljazeera.com/news/2018/03/denies-leaving-air-bases-turkey-qatar-180326073201309.html
https://www.militarytimes.com/flashpoints/2018/03/12/us-considering-permanent-cutbacks-at-incirlik-air-base-in-turkey/
Au niveau Nu, les vautours ont bien évidement quelques “munitions” en territoire turc:
https://www.washingtonpost.com/news/checkpoint/wp/2016/07/19/an-old-nuclear-weapons-deal-raises-new-questions-about-u-s-bombs-in-turkey/?utm_term=.fab2862f0d29
L’Alpha est derrière nous, l’Oméga pas encore au programme quoique…
Bien à Vous,
Marc Edmond
Quoi dire d’autre que cette magnifique vérité éternelle qu’un poète et homme d’état monténégrin du XIX siècle disait à leur sujet: « Le marchand te ment avec le sourire ; la femme ment en versant des larmes ; personne ne ment aussi vilainement que le Turc”
mouais
son alliance avec l’Iran s’est fait avec les bazaristes qui sont eux même en perte de vitesse du fait du revirement US .
la Turquie qui a un accord lui permettant d’exporter sans taxe en Europe, est ruinée, sa monnaie la livre turque s’effondre ses capitaux fuis a l’étranger ses élites technique rêvent de quitter le pays car ils ont peur des arrestation et du système mafieux qu’Erdogan et les islamiste ont mis en place pour s’enrichir .
étant les derniers arrivé cela les a obligés a en dépouiller d’autres . c’est Gulen qui bénéficiait des généreux dons de certains dans l’élites et pour l’instant il attend toujours son heure au USA !
pourquoi enrichir la Turquie avec un gazoduc alors que c’est la Syrie qui va leurs fournir la croissance du fait de sa reconstruction, qui va devoir emprunter a l’Iran et au Qatar et qui auras besoin de leurs rembourser une dette ?
la Turquie n’a pas d’alliés fiable sur le long terme . une fois que les USA auront renoncés a leur présence au moyen orient du fait de son effondrement intérieur tout le monde s’en détourneras et elle redeviendra une proie pour l’Angleterre et la France !
son seul point for est son pouvoir de nuisance et seul le chaos engendré par les USA lui a permit d’en faire l’usage !
Votre commentaire sur les bazaristes rappelle justement que l’entité perse n’est pas un bloc homogène, mais à minima divisés en 2 groupes rivaux (pour aller vite). Cette absence d’homogénéité se retrouve certainement dans tous les pays. Quid du notre? Je ne vois pas de rivaux, tous me semblent tirer dans le même sens.
@hcop79,
Votre questionnement me semble très pertinent.
En effet, tous les pays dont la France sont divisés, c’est d’ailleurs la marque du mondialisme.
Une société unie est forte et peut envisager un destin commun avec confiance. La Confiance est un facteur déterminant pour la prospérité d’un pays et sa qualité de vie.
Une société clivée est faible et les manipulations sont nombreuses et efficientes ( beaucoup de profits pour peu d’investissements) pour les “tireurs de ficelles”. Cela entraîne mal-être, manque de Confiance et ipso facto une stagnation voire un déclin de la croissance.
Par croissance, il faut entendre que le production de biens et de services permet au pays de subvenir à ses besoins et le cas échéant d’importer les ressources nécessaire à sa population. La croissance doit permettre de maintenir l’indépendance d’un pays et de saines interactions avec ses voisins.
L’éveil est très lent, les termes gauche, droite, centre, extrêmes ne signifient plus rien! Et pourtant, formatés à ces concepts éculés, les grands discours et “combats” n’en sont que plus véhéments au détriment des citoyens.
Cui bono? Beaucoup des “tireurs de ficelles” ont une parfaite connaissance des ressorts de la psychologie et de la sociologie. Pour les observateurs éveillés et attentifs, les mêmes causes ont les mêmes effets tout autour du globe. Les recettes sont connues, juste le nom du plat servi diffère.
Notre clivage à nous est mondialisation VS souveraineté alors qu’une réelle fédération de pays avec leur propre identité serait une voie se rapprochant de ce qui ethnologiquement fonctionne le mieux.
Bien à Vous,
Marc Edmond